Chapitre I

Mikhail Lanart-Hastur chevauchait sur les rives de la Rivière Valeron, jouissant de cette belle journée d’automne. La brise ébouriffait ses cheveux dorés et ses yeux bleus reflétaient la couleur de l’eau. L’air était frais, et les arbres parés de tons d’or et de rouille qui lui rappelaient certains yeux pénétrants appartenant à sa cousine Marguerida Alton. Bien sûr, réalisait-il, pratiquement tout la lui rappelait, et en fait, il avait du mal à ne pas penser à elle et à se concentrer sur la tâche qui l’attendait.

Il retournait sur les terres d’Elhalyn, où il avait brièvement séjourné quatre ans plus tôt. Il était alors l’écuyer de Dyan Ardais, et l’héritier nominal de Régis Hastur – comme il l’était toujours d’ailleurs. Pour l’heure, il avait été nommé Régent d’Elhalyn, et avait la responsabilité de tester les fils de Priscilla Elhalyn, pour déterminer si l’un d’eux était mentalement assez stable pour assumer le poste de roi, largement cérémoniel, mais important pour la tradition. Au souvenir de sa précédente rencontre avec Priscilla, qui s’était terminée par une séance de spiritisme, il branla du chef. Il se demanda si Ysaba, le médium, et Burl, le « lecteur d’ossements », étaient toujours ses compagnons. Il savait que les Elhalyn avaient quitté le château peu après la visite qu’il y avait faite avec Dyan, et qu’ils s’étaient installés à la Maison Halyn. C’était là qu’il se rendait, accompagné de deux Gardes, Daryll et Mathias. Il aurait dû avoir une suite plus nombreuse – qu’exigeait sa nouvelle dignité, qu’il n’avait d’ailleurs pas désirée. Priscilla voulait qu’il vienne seul mais, malgré le désir de son oncle de restaurer les Elhalyn sur le trône, c’était hors de question. Régis lui avait assigné deux Gardes, et Mikhail se félicitait de leur compagnie.

Chaque fois que Mikhail pensait à la réunion dans la Chambre de Cristal du Château Comyn, juste avant le Solstice d’Été, il était accablé. Il ne cessait de repasser mentalement les événements, s’efforçant de les débrouiller. D’abord, son oncle Régis avait annoncé qu’il dissolvait le Conseil Télépathique, qui participait au gouvernement de Ténébreuse depuis plus de vingt ans, pour restaurer le traditionnel Conseil Comyn. Puis, sans avertissement et sans le consulter, il avait nommé Mikhail Régent d’Elhalyn, et Mikhail avait accepté par devoir. Il n’avait pas eu le temps de réfléchir à sa décision, d’en peser les mérites ni d’en considérer les ramifications. Il n’avait vraiment pas eu d’autre choix que d’accepter.

La colère, qui couvait en lui depuis des mois, lui noua le ventre. Jusqu’à maintenant, Mikhail n’avait jamais eu aucune raison d’en vouloir à son oncle, et il détestait sa réaction. Mais il ne pouvait pas éviter de réaliser que Régis l’avait manipulé afin qu’il accepte une situation qu’il ne voulait pas, pour des raisons qu’il refusait d’expliquer. Seul son sens du devoir lui avait fait accepter, en grinçant des dents de frustration. Il se passait des choses qu’il ne comprenait pas. Sa seule consolation, c’est qu’il n’était pas le seul de ce sentiment – personne, sauf peut-être Danilo Syrtis-Ardais, ne savait ce que préparait maintenant Régis Hastur.

Mikhail savait que son oncle était intelligent et astucieux, et qu’il avait bien piloté Ténébreuse pendant une terrible période de sa longue et sanglante histoire. Il avait toujours eu confiance en Régis, mais maintenant, cette confiance était minée par ses propres émotions, et aussi par ses doutes. Il avait analysé le problème de son mieux, et il y avait trouvé des contradictions inquiétantes. Il était même allé jusqu’à se demander si Régis savait ce qu’il faisait – brièvement, avant d’étouffer cette idée et de la refouler au plus profond de son esprit.

Mikhail repensa à sa plus récente entrevue avec Régis, juste avant son départ. Son oncle lui avait paru fatigué et distrait, et il s’était senti gêné de lui demander son temps et son attention. La Régence d’Elhalyn était de peu d’importance en face de la restauration du Conseil, du problème de la transmission contestée du Domaine Alton, ou de la possibilité que les Aldaran reprennent leur place dans la société des Comyns.

Le charme des Hastur, dont Régis avait reçu plus que sa part, était absent de cette entrevue. Mikhail avait posé les questions auxquelles il désirait – auxquelles il sentait qu’il lui fallait – des réponses, et celles que Régis avait faites étaient rien moins que satisfaisantes. Régis n’avait fait aucune allusion à ce qu’il désirait accomplir et, rétrospectivement, Mikhail se rendait compte que son oncle ne l’avait ni bien écouté ni soutenu.

— Tu t’en tireras très bien, Mikhail, j’en suis certain. Nous en reparlerons plus longuement à ton retour au Solstice d’Hiver. Prends ton temps pour tester les garçons. Il n’y a pas urgence.

La rencontre avait donné à Mikhail l’impression que ce qu’on lui demandait de faire n’était pas très important – et pire, que lui n’était pas très important non plus. Il s’était senti exilé, comme après la naissance de Danilo, le fils de Régis, indésirable et gênant. Intellectuellement, il était sûr qu’il n’en était rien – alors et maintenant – mais il était assez honnête avec lui-même pour reconnaître que ses sentiments avaient été plus qu’un peu blessés. Le problème, tel qu’il le voyait, c’est que Régis semblait vouloir revenir en arrière, affirmant que la restauration de la royauté des Elhalyn était nécessaire, comme celle du Conseil Comyn. En même temps, Régis affirmait que ces actes n’étaient pas réactionnaires, mais au contraire dans l’intérêt de l’avenir. Cela avait paru plausible à Mikhail, jusqu’au moment où il les avait examinés avec attention.

Mikhail ne croyait pas un instant que Régis n’avait pas quelque plan en tête. Le seul véritable renseignement qu’il était parvenu à soustraire à son oncle, c’était la conviction de Régis que Ténébreuse devait devenir vraiment unie – que les Aldaran devaient reprendre leur place au Conseil Comyn – et bientôt.

Comme les autres Domaines se méfiaient d’Aldaran, Régis avait beaucoup de mal à convaincre les autres membres du Conseil Comyn à accepter le peu qu’il avait révélé de son plan. Les propres parents de Mikhail étaient opposés à cette idée, de même que Dame Marilla Aillard et son fils, Dyan Ardais. Dom Francisco Ridenow semblait changer d’avis tous les deux jours, et seul Lew Alton soutenait totalement cette idée.

Sur les Aldaran, Mikhail n’avait aucune des réserves de ses parents. Il leur avait rendu visite des années plus tôt, en cachette de son père et de sa mère. Il connaissait le vieux Dom Damon, son fils et héritier, Robert, et le jumeau de Robert, Hermès Aldaran, qui était récemment devenu le représentant de Ténébreuse au Sénat Terrien, en remplacement de Lew Alton. Et il connaissait leur sœur, Gisela Aldaran, qui était une charmante jeune fille à l’époque. Il les aimait et savait parfaitement qu’ils n’avaient ni queues ni cornes.

Mais les préjugés contre la famille étaient anciens et profondément enracinés. Les Ténébrans avaient la mémoire longue, surtout quand il s’agissait de trahison, et les Aldaran avaient trahi le Conseil des années auparavant. Régis pouvait bien dire qu’il fallait oublier le passé, laisser guérir les vieilles blessures, mais à l’évidence, il n’avait pas prévu la résistance obstinée que rencontreraient ses propositions. Mikhail n’était même pas sûr que son oncle parviendrait à aplanir les choses, malgré son grand pouvoir de persuasion. Plus il se faisait pressant, plus les oppositions s’affirmaient, surtout de la part de Javanne Hastur, la mère de Mikhail. À bien des égards, le comportement de sa mère, depuis la réunion de la Chambre de Cristal, avait été plus pénible que celui de Régis. Elle avait toujours été très autoritaire, mais l’annonce de sa Régence avait provoqué chez elle une fureur aveugle qu’il ne comprenait pas. Ce n’était plus la mère qu’il connaissait, mais une étrangère, froide et distante. Parfois, il s’était même demandé si elle avait toute sa raison. Après tout, c’était une Elhalyn, et leur instabilité était connue. Idée qu’il avait aussitôt écartée parce que, Régis étant son frère, il aurait pu douter de la santé mentale de son oncle pour la même raison. Et cette pensée était trop dure à supporter.

Le vent éparpilla des feuilles sur le sentier, exactement du même roux que les cheveux de Marguerida. Mikhail décida qu’il valait mieux rêvasser à sa bien-aimée plutôt qu’essayer de débrouiller des problèmes plus inquiétants.

Cinq jours plus tôt, leur séparation à la Tour d’Arilinn avait été dure, bien qu’ils aient tous deux essayé de faire bonne figure. Elle s’était réfugiée dans cette réserve distante derrière laquelle elle se cachait, il le savait maintenant, quand elle était bouleversée. Ils n’avaient pas parlé de leur amour, ce qui aurait été trop douloureux. Ils avaient parlé de choses et d’autres, dissimulant derrière un bavardage sans importance les émotions qui menaçaient de les terrasser.

Mikhail et Marguerida étaient venus à Arilinn juste après le Solstice d’Été, Marguerida pour étudier la science des matrices, et Mikhail pour apprendre comment tester les fils Elhalyn pour le laran, ce qui s’était révélé plus compliqué qu’il ne pensait. Quelle ironie, pensait-il, que Marguerida entreprenne d’apprendre la science des matrices, alors qu’en un sens, ces cristaux lui inspiraient de l’horreur. Ses premières semaines à Arilinn avaient provoqué un nouvel accès de la maladie du seuil, causé par la proximité des relais de la Tour. C’était, du moins, la seule explication possible.

Au grand déplaisir de Mestra Camilla MacRoss, en charge des débutants à Arilinn, Marguerida avait été autorisée à habiter dans l’une des petites maisons prévues pour les visiteurs, les invités, et les familles des malades en traitement à la Tour, au lieu de coucher dans un dortoir communal avec les autres. C’était un privilège inouï, qui avait encore compliqué la vie de Marguerida. Mestra MacRoss détestait qu’aucun de ses élèves jouissent d’un traitement de faveur, sauf si elle l’accordait elle-même.

Il sourit à ce souvenir, car il avait connu Mestra Camilla des années plus tôt, quand il était lui-même étudiant à Arilinn. Elle était déjà vieille à l’époque, et frisait maintenant la décrépitude. Personne, pas même Jeff Kervin, le Gardien, n’osait seulement suggérer qu’elle pourrait prendre sa retraite. Elle était très rigide et très stricte, chose assez normale après tout, vu qu’elle régnait essentiellement sur des jeunes, des adolescents dont le laran commençait à s’éveiller, pleins de vitalité, portés aux sottises et doués de pouvoirs qu’ils étaient loin de maîtriser.

Dès le début, les deux femmes s’étaient heurtées. Mestra Camilla était très compétente pour gouverner des adolescents, mais Marguerida était une adulte et, de plus, une adulte pas particulièrement malléable. Ou plutôt, rectifia mentalement Mikhail, sa cousine, bien qu’autoritaire et indépendante, était disciplinée et même obéissante à sa façon, ce qui n’était pas du goût de la vieille Camilla. Elle posait trop de questions, habitude devenue invétérée après une décennie d’études universitaires. Elle voulait toujours savoir pourquoi on faisait une certaine chose d’une certaine façon, même s’il savait qu’elle s’efforçait de réprimer son insatiable curiosité. « Pourquoi » était un mot que désapprouvait Camilla.

Les autres étudiants d’Arilinn ne faisaient rien pour améliorer la situation. Ils étaient tous obsédés par le désir de démontrer leurs capacités, et impatients d’abandonner le statut d’étudiants pour devenir mécaniciens, techniciens ou même Gardiens. Réglant leur conduite sur celle de Camilla et de Loren MacAndrews, le plus âgé des étudiants, ils traitaient Marguerida en intruse. Ils jalousaient son âge, son expérience, et la rapidité de ses progrès. Et le fait qu’elle était Alton et héritière du Domaine n’arrangeait pas les choses. Le Don des Alton, celui des rapports forcés, était à la fois estimé et craint, et le fait qu’il soit possédé par une femme, qui avait passé la plus grande partie de sa vie hors planète, suscitait le malaise. Ils ne savaient pas si elle se comporterait correctement – si elle utiliserait son Don conformément à la morale des télépathes.

Marguerida, qui était l’entêtement incarné, avait réagi avec une dignité tranquille et une farouche détermination. Toute malade qu’elle était, elle avait refusé tout traitement de faveur. Jeff avait été forcé d’intervenir. Cela avait encore détérioré les rapports entre Marguerida et Camilla, car cela sentait le favoritisme, vu que Jeff et elle étaient parents. Elles s’étaient réfugiées dans un formalisme compassé, qui dissimulait leur hostilité au lieu de la dissiper.

Mikhail s’était félicité d’être là, bien qu’ils aient tous deux souffert d’être si proches et pourtant de se traiter avec une froideur cérémonieuse. L’amour qu’ils s’étaient déclaré avant le Solstice d’Été n’avait pas changé, mais les circonstances ne leur permettaient que quelques promenades dans les jardins de la Tour, ou quelques chevauchées dans la campagne quand il faisait beau. Ils abordaient tous les sujets dans leurs conversations, depuis ce que Marguerida percevait comme des coutumes ridicules, jusqu’à la nature des déités de Ténébreuse et d’autres mondes. Il avait toujours aspiré à voyager entre les étoiles, et il était à la fois émerveillé et malheureux d’entendre ses récits d’autres planètes. Il enviait ses voyages et son instruction, et il chérissait toutes les secondes qu’il passait en sa fascinante compagnie. Au moins, sa sœur Liriel était toujours à Arilinn, et elle était une véritable amie pour Marguerida. Mais Mikhail savait qu’il lui manquerait, et il en était secrètement heureux.

Mikhail pensa à la belle-mère de Marguerida, Diotima Ridenow-Alton, atteinte d’une grave maladie que personne ne comprenait, pas plus les médecins terriens que les guérisseurs ténébrans. Cela semblait être une sorte de cancer, mais qui ne réagissait à aucun traitement. Pendant des semaines, on avait tenté d’arrêter la dégénérescence de son corps frêle. Puis, après bien des discussions, on avait pris la décision de la mettre en stase, jusqu’à la découverte espérée d’un nouveau traitement. C’était, au mieux, une mesure d’attente.

Sa bien-aimée en avait été plus que bouleversée, car elle aimait Diotima, la seule mère qu’elle ait jamais connue. Entre ses tentatives pour supporter la proximité des puissantes matrices, la récurrence de la maladie du seuil, et la douleur profonde provoquée par la maladie de sa belle-mère, elle passait de l’angoisse frénétique à la dépression. Marguerida faisait de son mieux pour affecter la bonne humeur, riant même de ses plaisanteries, mais il sentait qu’elle souffrait. Seule sa fierté farouche lui permettait de se dominer – sa fierté et son entêtement.

Le bruit de l’eau coulant sur les pierres lui rappela son rire, devenu trop rare ces derniers temps, et la morsure du vent froid sur sa peau lui évoqua la langue acérée de Marguerida. Il éclata de rire. À ce bruit, Fonceur, son grand bai, hennit et dressa les oreilles. Derrière lui, Mikhail entendait l’agréable cliquetis des harnais des deux Gardes, et il sentit qu’ils s’interrogeaient sur la raison de son hilarité. C’était trop compliqué à expliquer, même à des hommes qu’il connaissait aussi bien que Daryll et Mathias. De plus, il refusait d’avouer qu’il se transformait en amoureux romantique alors qu’à vingt-huit ans, il aurait dû avoir dépassé cette faiblesse ridicule depuis belle lurette. Si ça continuait, il allait se mettre à écrire des poèmes !

Voilà longtemps qu’il ne s’était pas trouvé en compagnie de membres de la Garde. Petit garçon jouant dans le Château Comyn, il était toujours entouré de Gardes, qui lui racontaient des histoires ou le promenaient à cheval sur leurs épaules. À l’époque, il ignorait que leur vigilance était justifiée, car les rues de Thendara fourmillaient d’assassins qui tuaient les enfants dans leur berceau. Mais, après la défaite des Casseurs de Mondes et le mariage de son oncle Régis Hastur avec Dame Linnea suivi de la naissance de leur premier enfant, il avait été quelque peu libéré de leur présence. Pas tout à fait, car il était toujours l’héritier officiel d’Hastur. Il avait quatorze ans quand Danilo Hastur était né, et était donc assez grand pour aller d’abord étudier à Arilinn, puis passer deux ans dans les Cadets de la garde. Il n’avait pas réalisé tout de suite que cela indiquait un changement dans son statut, car il n’était plus l’enfant privilégié qu’il était quelques années auparavant. Il lui avait fallu attendre de devenir l’écuyer du jeune Dyan Ardais pour n’être plus constamment entouré de membres de la Garde, ainsi qu’il convenait à sa condition d’adulte. Il avait formé de solides amitiés pendant son passage dans la Garde, et elles avaient perduré, de sorte que les hommes qui l’escortaient étaient davantage des amis et des compagnons d’arme que des chiens de Garde.

Tout ce qu’il désirait, réalisa-t-il, c’était d’atteindre la Maison Halyn le plus vite possible, tester les garçons, trouver un candidat convenable pour le trône, et se libérer de la Régence. Il préférait ne pas penser à ce que serait sa vie si cela ne se réalisait pas. Il caressa l’encolure de son cheval, et se surprit à se remémorer la dernière fois où il avait voyagé ainsi.

Qui avait eu l’idée d’aller voir Priscilla – lui ou Dyan ? Il ne se rappelait pas. Il savait seulement que cela remontait à quatre ans, et qu’ils étaient tous deux mûrs pour l’aventure. Ils s’étaient mis en selle et étaient partis sur un coup de tête, sans réfléchir. L’idée que la solitaire Priscilla ne les accueillerait peut-être pas à bras ouverts ne leur était venue qu’à l’approche de l’arrivée, trop tard pour faire demi-tour sans perdre la face.

Après une chevauchée de trois jours, ils étaient arrivés au Château Elhalyn sans être annoncés. Leur intrusion n’avait pas semblé perturber Priscilla. Après tout, Mikhail était le petit-fils d’Alanna Elhalyn, sœur de Stefan, le père de Priscilla. Son attitude impliquait que la visite d’un cousin était toujours acceptable. En fait, à sa façon distraite et désordonnée, elle s’était comportée presque comme si elle les attendait. Petite, avec des yeux nuageux comme des agates grises, elle vivait entourée de ses enfants et de quelques serviteurs, mais cette visite n’avait pas été l’aventure qu’ils espéraient.

Le château Elhalyn était une demeure modeste – pas aussi grande et impressionnante qu’Ardais – mais solide et bien construite. Un serviteur leur avait dit qu’elle datait des Âges du Chaos, où le Pacte avait enfin terminé les guerres ayant ravagé la planète pendant si longtemps. Ayant inspecté les murs, Mikhail soupçonnait qu’ils n’étaient pas aussi anciens. Quand même, étant donné les racontars confus qui passaient pour l’histoire de cette époque, il savait que tout était possible. Tant de choses avaient été perdues pendant ces temps troublés, tant d’archives, tant de connaissances. D’ailleurs, certaines de ces connaissances perdues n’étaient pas à regretter, il le savait, car les matrices étaient utilisées d’une façon qu’il trouvait impensable. Il y avait le feuglu, substance qui collait à la peau et brûlait les chairs jusqu’à l’os, ce qui était terrifiant. Et ce n’était pas le pire. Mikhail arrivait à peine à l’imaginer, et il était heureux pour Ténébreuse que cette époque terrible appartînt au passé.

Non que l’époque récente ait été sans histoire, bien sûr. La Rébellion de Sharra avait dévasté le monde peu après sa naissance, et les Casseurs de Mondes avaient tenté de détruire toute l’écologie de Ténébreuse quelques années plus tard. Mais, depuis près de deux décennies, tout était tranquille sur Ténébreuse. La protection des Gardes n’était pas vraiment indispensable, sauf qu’en sa qualité de Régent d’Elhalyn, il était obligé à un certain décorum.

Le Château Elhalyn était dans un état de délabrement choquant, et Mikhail s’était demandé pourquoi. Le climat de Ténébreuse était implacable. Les hivers étaient rigoureux, et toutes les maisons qu’il connaissait étaient bien entretenues, ne fût-ce que pour protéger la santé de leurs résidants pendant les grands froids. Les couloirs venteux et les portes branlant dans leurs gonds avaient été pour lui une expérience nouvelle et déplaisante. Dyan avait fait des commentaires acerbes sur ce sujet, mais Mikhail avait mis la situation sur le compte de l’excentricité bien connue des Elhalyn.

Mikhail avait observé les enfants de Priscilla, cherchant à détecter chez eux quelque signe de l’instabilité avérée des Elhalyn, mais ils lui avaient paru normaux, malgré la bizarrerie de leur foyer. Peu habitués à la présence d’étrangers, ils étaient timides, mais passé le premier jour, ils avaient semblé bien accepter les deux jeunes gens. Les deux filles, Valenta et Miralys, qui étaient les plus jeunes, avaient cessé de se cacher dans les jupes de leur mère, et les garçons – Alain, Vincent et Emun – leur avaient posé des questions sur les chevaux, Thendara, les Terriens et autres sujets excitant leur curiosité. Les garçons avaient admiré Vaillant, le père de son étalon actuel, et Roslinda, la fougueuse jument de Dyan, avaient fait des remarques sur leurs vêtements et, dans l’ensemble, s’étaient comportés comme tous les jeunes qu’il connaissait.

L’atmosphère avait été plutôt ennuyeuse jusqu’au soir de la séance de spiritisme. Il se rappelait encore le contact glacé de ce qui avait parlé, et il frissonna. Rétrospectivement, il se félicitait que le fantôme de Derik – si c’était bien lui – lui ait fait jurer de ne pas parler de l’incident. Car en parler aurait jeté de sérieux doutes sur sa santé mentale, il en était certain.

Mais quand il avait fait cette promesse, il ne pensait jamais revenir sur les terres des Elhalyn, ni revoir Priscilla et ses enfants. Et il avait encore moins prévu qu’il deviendrait Régent du Domaine Elhalyn, avec ordre de Régis Hastur de trouver, parmi les trois fils de Priscilla, un candidat au trône de Ténébreuse, vacant depuis si longtemps.

Depuis cette tumultueuse réunion dans la Chambre de Cristal, Mikhail avait plusieurs fois désiré refuser la Régence. Ce choix aurait sans doute amélioré ses rapports avec ses parents, en même temps qu’il l’aurait soulagé d’un fardeau importun. Mais son sens du devoir l’avait emporté. Il s’était trouvé incapable d’exprimer son refus. Si seulement il n’avait pas été élevé pour gouverner !

Et si seulement ses parents n’avaient pas été aussi entêtés et aussi méfiants envers lui, Lew Alton et Marguerida ! Mais mieux valait ne pas y penser ! Il avait été élevé pour être l’héritier de Régis Hastur, pour gouverner, et brusquement, on lui avait tout repris. Il ne pouvait qu’exécuter de son mieux la tâche qui l’attendait, même s’il avait l’impression que c’était une façon de se débarrasser de lui. N’importe quelle leronis aurait pu tester les garçons, et il le savait. Mais Régis avait insisté pour qu’il s’en charge et n’avait accepté personne d’autre.

Plus il y pensait, plus il était convaincu qu’il lui manquait une information capitale. On ne s’était pas débarrassé de lui ; quel que fût son sentiment à cet égard, il faisait partie du plan – pion récalcitrant sur l’échiquier de Régis. C’était rageant ! Il se sentait pris au piège, à la fois de sa propre fidélité, et des manipulations de son oncle. Il n’était pas libre de se consacrer à ses propres ambitions, et il en voulait à Régis plus qu’il ne l’avait réalisé jusqu’à cet instant.

Tout cela était très décourageant. Et il ne trouvait aucune consolation dans l’idée qu’à sa connaissance, personne n’approuvait totalement les propositions de Régis. Il ressentit une brève sympathie pour son cousin, Dani Hastur, qui aurait maintenant dû être proclamé Héritier. La seule information qu’il était parvenu à tirer de quiconque, c’était une remarque énigmatique de Dame Linnea.

— Régis n’est pas encore sûr de Dani.

Si Mikhail se sentait à la fois exilé et piégé, qu’est-ce que ce devait être pour Danilo Hastur ?

Tout ce que Régis proposait, y compris l’inclusion des Aldaran au Conseil Comyn, était très logique. Mais les Ténébrans n’étaient pas un peuple logique, Mikhail le savait. Ils étaient passionnés, et quand leurs émotions atteignaient leur paroxysme, comme semblait-il, celles de sa mère actuellement, ils n’écoutaient rien, que leur cœur. Et, se dit Mikhail, Régis ne semblait pas le comprendre.

Mikhail se demanda quels secrets cachait son oncle, tout en ayant lui-même quelques remords. Il n’avait jamais parlé de la séance de spiritisme, et il n’avait jamais révélé ses deux visites à la famille Aldaran. C’étaient de petites choses, et Régis lui avait dit un jour que la moitié du métier d’un homme d’État était de détenir des informations et de s’en servir au moment propice.

Mikhail écarta ces pensées conflictuelles d’un haussement d’épaules. Toutes ces spéculations lui donnaient la migraine. Il savait qu’en un sens, Régis avait changé, et il ne pouvait que s’en accommoder. Il ne parvenait pas à déterminer en quoi consistait ce changement mais, maintenant qu’il y pensait, il y avait quelque chose de presque précipité dans les actions de Régis, comme s’il se conformait à quelque horaire secret.

Assez ! La journée était trop belle pour ces tristes ruminations. Il voyait maintenant la masse du Château Elhalyn paraître à l’horizon, et il se félicita que Priscilla l’ait quitté. La Maison Halyn était un ancien douaire, dix miles plus proche de la mer, et il espérait qu’elle était en meilleur état que le château pourrissant, qui, même à cette distance, avait l’air délabré et déprimant.

Mais même si la maison n’était pas mieux tenue que le château, il pensait pouvoir la supporter dans la mesure où il n’aurait pas à y séjourner définitivement, où, bien avant sa vieillesse, il serait libéré à jamais soit de la Régence, soit de la possibilité de prendre la place de Régis.

Bizarre. Autrefois, il avait aspiré au rôle que Régis remplissait si bien depuis deux décennies. C’était longtemps avant de rencontrer Marguerida. Il émit un gloussement de gorge, qui fit dresser les oreilles à Fonceur. Mikhail repensa à la liste, établie dans son adolescence, des choses qu’il avait l’intention de faire quand il gouvernerait. Elles étaient, soupçonnait-il, très idéalistes et très sottes.

Le vent tourna un peu, lui apportant l’odeur de la Mer de Dalereuth. C’était une odeur forte, avec un goût de sel et d’autre chose qu’il ne parvint pas à analyser. Marguerida l’aurait reconnu, car elle avait vécu sur un monde océanique après avoir quitté Ténébreuse à l’âge de cinq ans. Même après les impressions de Thétis glanées au cours des mois dans l’esprit de Marguerida, il ne parvenait pas très bien à imaginer ce que c’était que de vivre devant un océan houleux, pleins de créatures bizarres en forme d’étoiles, ou de mammifères sauteurs qu’elle appelait des dauphins.

Parfois, il le savait, elle avait la nostalgie de Thétis ; de son climat chaud, et Mikhail se demandait si elle pourrait jamais être totalement heureuse sur Ténébreuse. Il l’espérait, car pour sa part, il ne pourrait pas vivre sans elle, et si elle partait, il ne le supporterait pas. Pourtant, après sa formation à la Tour, elle serait libre de le faire – de quitter Ténébreuse. Idée peu réjouissante. Si elle choisissait de partir, son départ provoquerait des ravages et ruinerait sans doute les plans que couvait Régis.

Un étrange croassement au-dessus de sa tête lui fit lever les yeux, l’arrachant à ses idées morbides. C’était un gros oiseau, une sorte de corbeau de mer ou cormoran, mais d’une espèce qu’il n’avait encore jamais vue. Il était d’un noir luisant, avec des plumes blanches au bord des ailes. L’oiseau fixa sur lui des yeux rouges et soupçonneux, croassa encore, et tourna trois fois au-dessus de sa tête. Il eut un mouvement de recul, car l’oiseau paraissait dangereux, avec son bec pointu et ses serres acérées.

Mikhail le regarda virer dans l’air, admirant la perfection de son vol. Il le suivit des yeux jusqu’à ce qu’il disparaisse, puis il éperonna son cheval. Il était encore à plusieurs miles de la Maison Halyn, et il fallait se hâter s’il voulait arriver avant la nuit.

À l’approche de son but, Mikhail sentit pointer en lui le malaise qui le hantait inconsciemment depuis des miles. Il se traita mentalement d’imbécile superstitieux. Le corbeau de mer n’était pas un mauvais présage, annonciateur de malheur. C’était lui, Mikhail, qui broyait du noir parce qu’il venait pour effectuer une tâche qu’il n’avait pas désirée et qu’il ne voulait pas.

Il se mit à chanter, une chanson paillarde que Marguerida lui avait apprise, chanson à boire datant de ses études à l’Université. Elle était assez leste, et il entendit les Gardes glousser derrière lui, bruit joyeux qui lui égaya le cœur au point qu’il en oublia ses soucis à l’approche de la Maison Halyn.

La matrice fantôme
titlepage.xhtml
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-19]La matrice fantome(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-19]La matrice fantome(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-19]La matrice fantome(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-19]La matrice fantome(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-19]La matrice fantome(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-19]La matrice fantome(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-19]La matrice fantome(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-19]La matrice fantome(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-19]La matrice fantome(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-19]La matrice fantome(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-19]La matrice fantome(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-19]La matrice fantome(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-19]La matrice fantome(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-19]La matrice fantome(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-19]La matrice fantome(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-19]La matrice fantome(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-19]La matrice fantome(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-19]La matrice fantome(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-19]La matrice fantome(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-19]La matrice fantome(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-19]La matrice fantome(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-19]La matrice fantome(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-19]La matrice fantome(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-19]La matrice fantome(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-19]La matrice fantome(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_024.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-19]La matrice fantome(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_025.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-19]La matrice fantome(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_026.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-19]La matrice fantome(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_027.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-19]La matrice fantome(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_028.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-19]La matrice fantome(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_029.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-19]La matrice fantome(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_030.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-19]La matrice fantome(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_031.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-19]La matrice fantome(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_032.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-19]La matrice fantome(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_033.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-19]La matrice fantome(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_034.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-19]La matrice fantome(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_035.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-19]La matrice fantome(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_036.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-19]La matrice fantome(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_037.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-19]La matrice fantome(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_038.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-19]La matrice fantome(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_039.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-19]La matrice fantome(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_040.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-19]La matrice fantome(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_041.html
Zimmer Bradley,Marion-[Tenebreuse-19]La matrice fantome(1997).French.ebook.AlexandriZ_split_042.html